Ce témoignage de l’affaire Jutra m’a bouleversée. Comme tout le monde du milieu artistique, j’avais de l’estime pour le cinéaste et notamment parce qu’il faisait partie de cette génération de réalisateurs qui se sont intéressés à la question identitaire du Québec dans leurs films (un thème que je chéris moi-même comme artiste). Mon oncle Antoine ne faisait pas partie de mes meilleurs films québécois, mais il reste un incontournable dans le répertoire d’ici.
Au Québec, on a une histoire encore jeune, une identité précaire, quoi qu’on en dise. Voir un de nos monuments tomber et disparaitre du jour au lendemain de la conscience collective, ça fait mal… Très mal. Ma peine a été grande d’apprendre ce que je ne savais pas. Parce que non, je ne savais pas.
Tout le monde savait ?
J’ai travaillé à l’ONF pendant cinq ans et mon père pendant vingt ans. Entre les murs, on avait certes entendu dire que Claude Jutra avait, de son vivant, été homosexuel. On prétendait même qu’il avait eu une liaison avec le grand Norman McLaren.
Mais doit-on rappeler que l’homosexualité n’est pas tout à fait la même chose que la pédophilie?
Oui, « tout le monde à l’interne » connaissait le penchant de Claude Jutra pour le sexe masculin, mais pas qu’il avait fait des fellations à un garçon de six ans! Et même si le monde « savait ça » comme plusieurs observateurs le répètent depuis samedi, n’est-ce pas encore plus grave que personne du milieu n’ait pensé à dénoncer ces actes? En justice, on appelle cela de la complicité pour crime.
Alors que les autres sont (la plupart du temps) des anonymes, les dégâts ici sont les mêmes : irréversibles.
Pourquoi Claude Jutra serait-il intouchable plus qu’un prêtre, un entraineur ou un professeur? Je comprends qu’il a eu une carrière publique, alors que les autres sont la plupart du temps des anonymes, mais les dégâts sont les mêmes : irréversibles. Même si, avec l’aide de Dieu (pour les croyants), on peut arriver à pardonner à son agresseur, de telles blessures laissent des marques pour la vie. Dans le corps, dans la psyché, dans l’âme. Dans l’être tout entier.
Le bien et le mal, deux mots honnis
Je suis donc troublée des différentes sorties d’artistes qui minimisent les gestes qu’a commis le cinéaste. Sur mon fil de nouvelles Facebook, il se trouve des gens qui se désolent « qu’on tue un artiste »… J’ai envie de répondre un gros come on!
Artiste ou pas, génie ou pas, lorsque tu fais mal à autrui, tu blesses une personne. Point. Il y a évidemment différents degrés dans le mal, mais objectivement, ça reste un mal parce que tu impliques négativement l’humanité de ton prochain. Tu ne vises pas son bien, tu penses à toi d’abord, à calmer tes envies. Et ça, désolée de le dire, mais ce n’est pas aimer.
Jadis, on disait péché pour décrire les différentes déclinaisons du mal dans l’homme. Aujourd’hui, on préfère se dire que la morale n’existe pas, que c’est une invention des religions… La vérité c’est que le mal a toujours existé. On a qu’à regarder l’histoire de l’humanité pour s’en convaincre. La morale n’est qu’une manière de civiliser les bas instincts qui sommeillent en chacun de nous.
Séparer l’œuvre de l’homme ?
Pour revenir à Jutra, on me répondra qu’il faut séparer l’œuvre de l’homme. C’est vrai. Mais quand même!
Le milieu des médias et de la culture, généralement si prompt à vilipender l’Église lorsque certains de ses membres tombent (on l’a vu lorsque le scandale des prêtres pédophiles est sorti il y a quelques années), est soudainement beaucoup moins loquace lorsqu’il s’agit d’un des leurs.
J’aime faire de l’art. J’en ai besoin pour vivre. Je respecte aussi mes collègues, même si la plupart d’entre eux sont à des années-lumière de mes valeurs. Mais je l’avoue, hier, j’ai été écœurée de la complaisance d’une bonne partie de mon milieu!
En déjeunant, j’étais triste. J’ai pleuré… et prié. Pour la victime de Claude Jutra, mais pour Jutra aussi. Même si j’ai eu le sentiment qu’il pouvait peut-être (je dis bien peut-être) être trop tard pour son âme, j’ai sincèrement prié. Au cas où…