Journal d’un vieil homme de Bernard Émond

Ceux qui fréquentent les salles de cinéma ont vu, au cours des quinze dernières années, la figure de Bernard Émond se détacher nettement de l’horizon du film québécois. Horizon plus ou moins dominé par les familles éclatées, les crises de la quarantaine, les jeunes artistes à l’identité sexuelle ambivalente, les road trips dans l’Ouest canadien et les personnages quelconques désireux d’échapper à leur routine pour s’épanouir librement dans leur quelconquitude.

Il faut dire que, dans ce contexte, passer pour un cinéaste de grand fonds n’avait rien d’une tâche colossale. Il suffisait de dire quelque chose qui n’équivalût pas exactement au néant. Or, cela paraissait si improbable que même un Denys Arcand a pu passer pour une étoile de première grandeur, pendant un instant au moins, car une fois dissipés les mirages que la désolation avait suscités, on ne tarda pas à s’apercevoir que Denys Arcand n’était, en fin de compte, rien de plus qu’un personnage ordinaire de Denys Arcand.

C’est ainsi que Bernard Émond, artiste infiniment mieux disposé que M. Arcand, en est venu à représenter, à lui seul ou presque, le cinéma « d’auteur », le cinéma d’art québécois.

La haute estime dans laquelle on le tient est pleinement méritée; mais elle cesserait de l’être si elle devait se transformer en une vulgaire complaisance pour les propos vaguement réactionnaires du cinéaste.

Et aujourd’hui, la sincérité de notre estime nous oblige à parler contre son dernier film.

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Le Journal d’un vieil homme est adapté d’une nouvelle de Tchékhov qui s’intitule Une banale histoire. Le titre promet peu, et tient admirablement ses promesses.

Un médecin, professeur émérite et accessoirement titulaire de deux (!!!) chaires de recherche, parvenu au soir de ses jours, fait retour sur son existence et cherche à identifier la source de son insatisfaction à l’égard de la vie.

Serait-ce sa carrière universitaire? Non, puisqu’il a participé à plusieurs colloques internationaux et placé ses articles dans les revues scientifiques les plus prestigieuses, ce qui est pour lui synonyme de réussite (accordons-lui le bénéfice du doute). Au demeurant, il est convaincu que la science est ce qu’il y a de plus utile – une vie consacrée à la science ne saurait donc être vaine.

Serait-ce sa vie de famille? Il n’aime ni sa femme, ni sa fille – une adolescente qui pousse l’insolence jusqu’à préférer les garçons aux chefs-d’œuvre de Dostoïevski –, mais cela ne le tourmente pas plus qu’il ne faut. Il leur préfère la fille de sa défunte première femme: une actrice ratée qui, ne s’étant jamais remise de la crise de vocation qu’elle a traversée à la suite d’une rupture amoureuse, passe ses jours à dilapider l’héritage d’une vieille tante au lieu d’interpréter des personnages de téléroman. Il est vrai que celle-là a le mérite d’avoir joué naguère dans des tragédies grecques – ce qui nous permet de supposer que le nom de Dostoïevski ne lui est peut-être pas inconnu.

Le vieil homme s’attriste de se savoir plus « heureux » que sa belle-fille, laquelle se dit résolument pessimiste. Ici, on doit entendre le mot« heureux » au sens de: se lamenter pendant 82 minutes de manière à tendre, comme une courbe vers l’asymptote, à la mélancolie et au cynisme, mais se dire optimiste malgré tout. Tenons-nous-le pour dit et ne cherchons pas à fonder de philosophie allemande sur de telles propositions.

Disons donc, pour faire court, que le vieil homme refuse de suivre la pente sur laquelle se sont engagés sa belle-fille et le copain de celle-ci – un professeur de littérature aigri – et qui consiste à masquer une incapacité d’agir sur la vie avec des discours cyniques et complaisants sur la mort de la culture et la décadence de l’Occident.

Telles sont les données de l’histoire qui, on l’aura compris, n’en est pas vraiment une, étant entendu qu’il n’y a ni action, ni intrigue, ni lutte, ni enjeu dramatique, ni effort pour surmonter quoi que ce soit; qu’il n’y a, en somme, rien d’autre que du temps qui passe – trop lentement, serions-nous tentés d’ajouter.

Sur quoi débouche donc la quête de sens du vieil homme ?

Sur rien.

Il ne remet jamais en question sa carrière, ni l’idéal pour lequel il a vécu, ni son attitude par rapport à sa famille; il ne tente rien pour trouver une voie qu’il pourrait opposer au pessimisme de sa belle-fille; il constate toutefois qu’il lui manque quelque chose.

Ce quelque chose semble se préciser dans la scène finale du film, où notre professeur émérite et titulaire de deux chaires de recherche lance, ex abrupto et en voix off: « J’aimerais croire en Dieu, mais je n’y arrive pas », tandis qu’on le voit pelleter l’entrée de son chalet pour dégager sa voiture.

Il faudrait avoir l’esprit autrement plus poétique que je ne l’ai pour imaginer une analogie quelconque entre cette opération de déneigement et l’atmosphère désespérée d’une âme mendiant sa parcelle de grâce divine que tente de suggérer le texte…

Elle surgit bien mal à propos, la question de la foi, dans ce Journal d’un vieil homme. Bernard Émond l’expédie aussi vite qu’il la fait apparaitre; et si son personnage est obsédé par l’imminence de sa mort physiologique, jamais il ne s’inquiète du salut de son âme; sans doute est-il trop confortablement assis sur la certitude d’avoir réussi sa vie.

Voilà donc pour la partie du film où le spectateur est invité à se reposer des lamentos existentialistes et à se hisser au niveau des enjeux spirituels. Elle survient quelque part vers la soixante-dix-huitième minute et dure environ quatre secondes. Tâchez de ne pas vous trouver à la salle de bain pendant ce temps-là.

Michaël Fortier

Michaël Fortier détient une maitrise en littérature française. Son mémoire porte sur les écrivains catholiques français. Il poursuit des études en droit.