Gilles Vigneault
Illustration: Marie-Hélène Bochud

Hommage à Gilles Vigneault: «Tout a été dit, mais pas par moi»

Discours prononcé avant la remise d’un doctorat honorifique lors de la collation des grades de l’Université TÉLUQ, au Palais Montcalm de Québec, le 9 octobre 2022.

Cher Gilles Vigneault. Cher chansonnier, poète, conteur ! Permettez que je ne fasse pas la liste, la très longue liste, de vos accomplissements et réalisations : albums, chansons, recueils de contes et de poèmes…

Souffrez que je nous épargne l’énumération fastidieuse des prix, récompenses et reconnaissances qui ont souligné la qualité de votre œuvre…

Évitons, si vous le voulez bien, de nous appesantir sur cet amour du public qui, au Québec, en France et dans toute la francophonie, a vu vos spectacles, applaudi vos performances, fredonné vos chansons, appris par cœur leurs paroles. Des chansons qui arrachent un sourire, consolent, font réfléchir et égayent nos fêtes familiales et rassemblements d’amis.

N’effleurons pas, en somme, la table des matières de votre vie. Une vie si mouvementée et exceptionnelle qu’elle a fait de vous une sorte de légende vivante.

Allons plutôt à l’essentiel.

Un biographe sans grande imagination insisterait probablement sur deux dates marquantes, celle de votre naissance en 1928 et celle de vos débuts sur scène en 1960.

J’insisterai, moi, sur deux moments très personnels de votre vie, moins connus du grand public, mais qui vous ont profondément marqué.

Voyage en haute mer

Le premier moment, c’est une journée de septembre 1942.

Vous avez 13 ans, votre valise est prête. Votre père vous accompagne sur le quai de Natashquan, votre village natal de la Haute-Côte-Nord.

Ce jour-là, vous partez étudier au Séminaire de Rimouski, faire votre cours classique. Votre père Willie parle peu et tente de ravaler les larmes que provoque votre départ. C’est qu’il est convaincu que vous ne reviendrez jamais. Votre mère Marie, née Landry, est plus optimiste et tente de voir le bon côté des choses :

Il reviendra, il reviendra ! dit-elle. Il se souviendra de nous autres. C’est sa vie, il va apprendre beaucoup de choses, et il va nous faire honneur. 

Sur le quai, une absente, votre sœur Bernadette, qui a préféré rester à la maison tellement votre départ la bouleverse1. De la fenêtre de sa chambre, elle fixe le bateau qui vous amène au loin jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon : « C’est toute mon enfance qui s’en allait avec lui », dira-t-elle plus tard2.

C’est votre premier voyage en haute mer. La traversée est longue, car il faut éviter les sous-marins nazis. Une traversée de 17 jours, avec une longue escale à l’ile d’Anticosti, recouverte de brume3.

Au Séminaire de Rimouski, vous découvrez les livres, la versification et vous commencez à écrire des poèmes. Le « poète », c’est ainsi que vos camarades vous surnomment déjà4.

Ces études classiques, vous les devez à l’évêque Napoléon-Alexandre Labrie, homme de culture, polyglotte et défenseur des pêcheurs et de la coopération sur la Côte-Nord. Lorsque des gens d’Église détectaient de jeunes talents, ils trouvaient les fonds pour les faire instruire. C’était à la fois altruiste et intéressé, car on espérait former de futurs prêtres.

Un jour de votre adolescence, vous confiez à Mgr Labrie que vous n’avez pas la vocation pour devenir un religieux. Sa réaction vous a marqué pour le reste de vos jours : « Gilles, je ne t’ai pas demandé ça ! Mais tu as une responsabilité, mon garçon. Fais quelque chose de ta vie ! »5.

Tout en haut

L’autre moment marquant de votre vie se déroule un jour d’été de l’année 1951.

Après une première année d’études à l’Université Laval, vous parcourez la Côte-Nord pour Recensement Canada. On vous envoie sur les iles les plus reculées, notamment celle de Harrington.

Sur l’une d’elles, vous gravissez un mont de 300 mètres où vous rencontrez une belle Américaine, plus âgée que vous, une infirmière qui aime la poésie. Avec elle, vous parcourez l’île et, par hasard, découvrez une pierre tombale sur laquelle nous n’arrivez pas à lire le nom du défunt.

Cette découverte vous inspire cette réflexion : « Il y a en donc des morts dont personne n’a jamais entendu parler, qui n’ont jamais eu le plaisir de voir leur nom imprimé, même sur leur pierre tombale »6.

Votre père avait raison : vous ne vous êtes pas installé à Natashquan même si vous y êtes retourné très souvent, même si vous y avez passé parfois de longs mois.

Mais… Si vous ne vous êtes pas installé physiquement dans le village de votre enfance, vous ne l’avez jamais vraiment quitté.

C’est que le jeune Gilles Vigneault de 13 ans allait emporter avec lui un trésor de souvenirs. Et ces souvenirs allaient nourrir une œuvre riche et multiforme.

« C’est quand on s’éloigne de Natashquan que l’on s’aperçoit de ce que c’était, de ce qu’on avait et de la chance qu’on a eue de naître dans un endroit comme celui-là. »7

Vos chansons, vos poèmes et vos contes sont habités par les paysages de votre enfance : les étoiles, le ciel, la mer, le sable, les arbres, les oiseaux, les bateaux et bien sûr, la neige, l’hiver, le vent. Ces espaces infinis, d’une beauté sauvage, vous ont inspiré une douce mélancolie des grands départs, des distances infranchissables, des exils aussi8.

Gens du pays

Vos chansons, vos poèmes et vos contes sont aussi habités par les personnages qui ont enchanté votre enfance…

On pense à Jack Monoloy, de son vrai nom Jack Maloney, ce métis amoureux de « Mariouche », votre mère, un amour impossible puisqu’Autochtones et Blancs évoluaient alors dans des mondes parallèles.

On pense aussi à Odilon Carbonneau, inspirateur de la Danse à Saint-Dilon, ce violoneux infatigable chez qui les habitants de Natashquan se rassemblaient pour chanter et danser jusqu’aux aurores.

On pense à Jos Hébert, bien connu par votre père, qui parcourait la Côte-Nord en traineau à chiens pour distribuer le courrier ; à Caillou-la-Pierre, l’un des fondateurs de Natashquan, pêcheur, chasseur, trappeur, mort nonagénaire.

Je pourrais continuer la liste de cette galerie de personnages, une cinquantaine, de Jean du Sud à Tit-Paul La Pitoune, et de Zidore le prospecteur à Paul-eu-Gazette.

Ce qui émeut beaucoup chez vous, c’est cette immense gratitude pour vos parents et pour tous ceux qui vous ont permis d’être ce que vous êtes devenu. Vous vous êtes exilé du village de votre enfance, mais vous nous avez fait découvrir des hommes fabuleux qui, je vous cite, « gagnaient leur vie avec un sens du respect de l’autre important, avec un sens de la justice, même pour les bêtes »9.

Cet hommage aux humbles de votre pays, que le vent de l’oubli allait emporter dans son sillon, vous l’avez chanté sur toutes les scènes. Votre univers poétique nous a rappelés à nos propres filiations, à la dette que nous devons à celles et à ceux qui nous auront permis de suivre notre voie.

Comme le montre d’ailleurs cet extrait des « Gens de mon pays » :

Il n'est coin de la terre
Où je ne vous entende
Il n'est coin de ma vie
À l'abri de vos bruits
Il n'est chanson de moi
Qui ne soit toute faite
Avec vos mots, vos pas
Avec votre musique

Rappelez-vous !

Chers diplômés, vous avez devant vous un homme que rien ne prédestinait à faire œuvre et à marquer toute une époque par les mots et par la chanson. Gilles Vigneault a souvent répété : « Tout a été dit, mais pas par moi ». 

Rappelez-vous ces mots lorsque vous sentirez un certain vertige avant de vous lancer dans quelque chose de nouveau, lorsque vous serez confrontés à des défis difficiles, lorsqu’il vous arrivera de douter de vous et de tout abandonner.

Lors de ces moments plus difficiles, rappelez-vous le destin exceptionnel de ce petit garçon de 13 ans, d’origine bien modeste, qui allait quitter son minuscule village de la Côte-Nord, sans s’imaginer une seconde ce qui l’attendait…

Le monde en général, et le Québec en particulier, ont beaucoup à vous offrir. Suivez cette voie intérieure qui vous a guidés ; saisissez les mains qui vous seront tendues par ceux qui croiront en vous ; conservez une attitude d’ouverture face au destin et restez fidèles à vous-mêmes.

Dans Balises, un recueil de poèmes publié en 1965, on retrouve un texte qui s’intitule « Le poète ». J’en cite un extrait :

Il est vrai que mille poètes
Se sont donné semblable mal
Et raconté monts et merveilles
À monter la garde à la nuit
À guetter à la tour d’ennui
Pour tout ce château qui sommeille
Depuis l’enfance du soleil
Et tout cela leur a donné
D’être aimés peu, pendus beaucoup
Lus quelquefois, oubliés tous

Dans le temps infini du soleil et des étoiles, nous serons tous oubliés.

Mais dans ce temps humain qui est le nôtre, temps de rêveries, de légendes et de mythes, il est des poètes qui ne seront pas oubliés de sitôt.

Soyez convaincu, cher Gilles Vigneault, que vous en faites partie !

Éric Bédard

Historien et professeur à l'Université TELUQ, Éric Bédard est aussi vice-président de la Fondation Lionel-Groulx, dédiée à la promotion de l’histoire du Québec. Il est notamment l’auteur de Survivance (Boréal, 2017) et de L’histoire du Québec pour les nuls (First, 2019).