Hagia Sophia
Photo : Arild Vågen / Wikimedia Commons

Hagia Sophia : tensions entre civilisations

Certains bâtiments sont si fortement chargés symboliquement qu’ils deviennent pour les sociétés les ayant érigés des lieux de références. Ils incarnent à eux seuls l’identité de la nation. C’est le cas de la basilique Hagia Sophia de Constantinople qui fait la une ces jours-ci. Le 10 juillet dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan a demandé de reconvertir en mosquée ce qui était un musée depuis 1934.

Un peu d’histoire

La première basilique paléochrétienne nommée Hagia Sophia a été érigée en 330 par l’empereur romain Constantin après sa conversion au christianisme. Il ne reste que peu d’éléments architecturaux de cette première mouture que des émeutiers ont incendiée en 404 et en 532. 

Le symbole de la reconversion est immense […]. Il vient anéantir l’héritage laïque du fondateur de la Turquie moderne qu’est Mustafa Kemal. 

La forme définitive du bâtiment, celle que nous voyons aujourd’hui, date en fait de 532. Elle suit la décision de l’empereur Justinien de reconstruire le bâtiment existant en l’agrandissant.

Une fonction double

Dès la première construction au IVsiècle, le lieu est pensé avec une fonction double ; il est à la fois le siège de l’évêque de Constantinople et une basilique impériale. Cela en fait le centre du pouvoir temporel et religieux de l’Empire romain d’Orient. Hagia Sophia gardera ce rôle central dans la société au-delà de la chute de l’Empire chrétien, lorsqu’il passera aux mains des Ottomans musulmans en 1453.

Un lieu préservé par le sultan

En effet, par ordre de Mehmed II, Hagia Sophia échappe aux pillages réservés aux autres édifices chrétiens. Le sultan accorde une grande importance symbolique au lieu, et il ordonne de convertir immédiatement la basilique chrétienne en mosquée. 

En plus de conserver le lieu pour l’usage du culte, les ottomans gardent également le nom qui le désigne : Ἁγία Σοφία devient Ayasofya en langue turque. Bien qu’il passe avec la conquête ottomane dans la sphère culturelle musulmane, le lieu demeure donc sous le patronage de la sagesse divine comme c’était le cas à l’époque chrétienne ! 

Une basilique servant de modèle… pour les mosquées turques ! 

Très impressionné par l’espace immense qui se trouve sous le dôme de la basilique, Mehmed II ordonne qu’Hagia Sophia serve de modèle pour le développement d’un nouveau type architectural pour les mosquées turques.

Cette décision mènera à une nouvelle typologie architecturale musulmane complètement différente du modèle arabe classique. Les Ottomans s’inspireront du plan central d’Hagia Sophia pour créer des mosquées dont la salle de prière sera un espace uni, sans colonne, sous un dôme imposant. 

Changement de décor

À la suite de la conquête de Constantinople, on note à Hagia Sophia l’ajout de quatre minarets et d’un mihrab pour répondre aux besoins du culte musulman. Par ailleurs, le décor d’Hagia Sophia s’enrichit de médaillons représentant des motifs calligraphiques islamiques installés dans la mosquée, notamment sur les quatre pendentifs soutenant le dôme. 

En ce qui concerne le décor architectural, on remarque que les mosaïques chrétiennes ont été recouvertes de chaux pour en masquer l’iconographie. En fait, on a caché le décor figuratif d’Hagia Sophia de façon progressive. Immédiatement après la conquête, Mehmed II avait plutôt la volonté de le laisser visible afin de montrer sa puissance par rapport aux chrétiens.

Il faudra attendre un courant plus conservateur de l’islam qui sera dominant au XVIIe siècle pour que l’effacement sous la chaux des mosaïques chrétiennes soit complet.

Hagia Sophia : symbole laïque

En 1934, après la chute de l’Empire ottoman, Mustafa Kemal fait désacraliser le bâtiment. Le nouveau président de la République turque laïque transforme l’édifice millénaire en musée qui va devoir refléter à la fois les héritages byzantin et ottoman de la République turque.

Ce changement incarne donc symboliquement la laïcisation de la société turque et permet de réconcilier le double héritage religieux du pays. C’est cette transformation, avec le mandat muséal donné par l’État de refléter l’héritage complexe des deux empires, qui va permettre de faire réapparaitre les mosaïques chrétiennes jadis recouvertes de chaux.

Le symbole de l’islamisation du pays et le rejet de plus de 1000 ans d’histoire chrétienne

Que doit-on alors penser de la décision du président Erdogan, qui il y a quelques jours a ordonné la reconversion du lieu en mosquée ?

Le symbole de la reconversion est immense. D’une part, il finalise les funérailles de la Turquie laïque programmées depuis son arrivée au pouvoir en 2014 avec les appuis de l’extrême droite nationaliste et de la mouvance islamiste. En cela, il vient anéantir l’héritage laïque du fondateur de la Turquie moderne qu’est Mustafa Kemal. 

D’autre part, il est clair que la décision est motivée par une forme de pensée totalitaire. Sous couvert d’islam, elle entraine la négation officielle d’une partie d’un passé historique, dans ce cas celui de l’Empire chrétien d’Orient. 

En somme, non seulement la société turque se radicalise politiquement, mais l’islamisme instrumentalise et menace un élément important du patrimoine mondial en niant une partie du passé de la région. Le tout en réactivant un conflit religieux et politique millénaire entre les chrétiens orthodoxes et les musulmans. 

Souhaitons que le président Erdogan ait au moins autant d’égards envers les fresques chrétiennes que son lointain prédécesseur Mehmed II… Même s’il est malheureusement permis d’en douter fortement… 


Emmanuel Lamontagne

Emmanuel est historien de l'art et de l'architecture. Il se spécialise en iconographie et en architecture religieuse. Il travaille présentement dans le domaine de la conservation du patrimoine bâti.