G.K. Chesterton (Wikimedia Commons).
G.K. Chesterton (Wikimedia Commons).

Fides et ratio

C’est un très stimulant ouvrage de vulgarisation philosophique que nous offre ici Richard Bastien avec Cinq défenseurs de la foi et de la raison, paru l’été dernier chez Salvator.

Dès le premier chapitre, l’auteur rappelle le bienfondé de l’entreprise philosophique, telle qu’elle a été menée par les penseurs de l’Antiquité et du Moyen Âge. Ceux-ci, contrairement aux postmodernes qui dominent aujourd’hui le champ idéologique, croyaient en la capacité de l’intelligence à accéder au réel tel qu’il est et à formuler par voie d’abstraction des vérités objectives permettant de connaitre la nature des choses, en particulier celle de l’homme.

De plus, ils ne considéraient guère l’idée de Dieu comme un obstacle au savoir, mais comme le sommet du savoir et la clé de voute de tout l’édifice de la connaissance.

Quant à la foi, elle était le foyer lumineux d’où la vérité révélée émane, pour sauver jusqu’à la raison elle-même. L’idée d’en faire une ennemie jurée de celle-ci leur aurait paru absurde. Cette idée est pourtant devenue un lieu commun de notre époque. Avec pour résultat prévisible l’éclipse de la raison. Et dire que c’était au nom d’une plus pure rationalité que les tenants des Lumières avaient entrepris d’affranchir l’homme de la piété qui a façonné l’Occident!

_______

[Ce texte est tiré de l’édition papier de la revue Le Verbe, printemps 2019. Pour consulter la version numérique, cliquez ici. Pour vous abonner gratuitement, cliquez ici.]

_______

Afin de renouer avec la tradition classique, seule capable de répondre au besoin de vérité et de moralité de l’homme, l’ouvrage nous initie à l’œuvre de cinq penseurs chrétiens de langue anglaise (presque tous catholiques), qui mènent ou ont mené, à leur façon, une entreprise de sauvetage de la raison par la foi et vice-versa.

Alasdair MacIntyre, Clive S. Lewis, Gilbert K. Chesterton, Peter Kreeft et le cardinal John Henry Newman nous sont ainsi présentés comme autant d’alliés précieux dans notre combat contre la doxa toxique qui achève aujourd’hui de dissoudre les plus surs fondements intellectuels de la culture et de la civilisation dans l’acide de son doute maladif et mortifère.

Voici un aperçu du contenu des chapitres 2, 3 et 4, consacrés à MacIntyre, Lewis et Chesterton.

MacIntyre et le retour à l’éthique aristotélicienne

Au chapitre 2, R. Bastien nous offre une présentation des thèses essentielles contenues dans After Virtue (1981), ouvrage du philosophe écossais Alasdair MacIntyre.

Après une critique du chaos intellectuel qui est à peu près le seul legs de la postmodernité en matière de morale, After Virtue nous invite à tourner le dos au règne de l’émotivité ou à la froide raison instrumentale qui dominent aujourd’hui le discours, pour mieux refonder l’éthique sur la notion de «vertu», en réfléchissant à partir des paramètres classiques de l’aristotélisme – en particulier les notions de nature humaine, de potentialité et de finalité chères au Stagirite.

Alasdair MacIntyre (Wikimedia Commons).
Alasdair MacIntyre (Wikimedia Commons).

Cette refondation aristotélicienne de la philosophie morale opérée par MacIntyre permet de voir, comme l’explique R. Bastien, que «le but premier de la morale n’est pas d’éviter le péché ou le mal, mais d’acquérir de bonnes habitudes qui nous rendent plus humains».

«Ainsi, poursuit R. Bastien, la morale se déclinerait d’abord et avant tout sur le mode affirmatif plutôt que sur le mode négatif, les interdictions n’étant que le corolaire d’une affirmation sur ce que l’homme doit être pour accomplir sa vocation humaine.»

En définitive, c’est à une anthropologie philosophique restaurée que la recherche morale de MacIntyre contribue.

C. S. Lewis et la dérive totalitaire du subjectivisme

Le chapitre 3, consacré à C. S. Lewis, nous initie à sa critique visionnaire des tendances inexorables du monde moderne à faire éclore des régimes totalitaires.

À la racine de ce mal politique, explique Lewis, on trouve le refus obstiné de l’homme moderne d’admettre la réalité objective de la loi morale. La disparition du sens moral qui en découle trouve sa raison profonde dans le refus d’admettre le donné naturel comme cadre de la pensée et de l’action humaines.

Certes, l’homme qui pense et agit au mépris des balises offertes par la nature n’en reste pas moins un être qui exerce son jugement, mais ce jugement n’est plus fondé sur autre chose que son ressenti, ses passions, ses inclinations, sa préférence personnelle.

L’apparence de liberté que nous offre la morale subjectiviste ne doit tromper personne. Emprisonné dans un horizon de pensée rigoureusement subjectiviste, l’homme contemporain se croit seul maitre à bord quand vient le temps de définir ce qui est bien ou ce qui est mal «pour lui». Mais en réalité, ce n’est pas un être libre, c’est un être désarmé, à la merci des pouvoirs et de leurs dérives. Car la disparition de la morale traditionnelle, valable universellement puisque fondée sur la loi naturelle, met ces puissances (politiques, médiatiques, etc.) à l’abri de toute critique articulée, appuyée sur des valeurs rationnellement définies, qui transcendent les cultures et mettent en évidence les permanences anthropologiques à défendre.

Chesterton et la permanence de l’Homo religiosus

Le chapitre 4, consacré à Chesterton, nous aide quant à lui à comprendre pourquoi la vacuité philosophique et morale d’un monde miné par le subjectivisme est propice à l’émergence des régimes intolérants et fanatiques, en nous rappelant que l’homme est un être foncièrement religieux, en manque d’absolu.

La profondeur de cette soif d’absolu, que le christianisme a identifiée comme la soif de Dieu et que la tradition mystique catholique a incarnée de façon sublime, fait en sorte que l’être humain aura naturellement tendance, devant le désert culturel qu’engendrent les périodes historiques dominées par le scepticisme et ses dérivés (subjectivisme, relativisme, etc.), à combler avec de nouvelles idoles le vide laissé par la critique moderne des religions.

Autrement dit, l’absence de religion organisée ne sonne pas la fin de l’homme religieux. Bien au contraire. L’homme est un «faiseur de religions», un «animal qui fait des dogmes», nous dit Chesterton. Et cet Homo religiosus sera d’autant plus enclin à se fabriquer de nouveaux dieux et de nouveaux dogmes qu’on aura eu soin de l’isoler de l’élément spirituel dans lequel il est fait pour évoluer.

Ainsi, l’homme moderne, officiellement agnostique ou athée, en vient immanquablement à traiter avec une passion toute religieuse les affaires du monde profane qui le concernent et par lesquelles il joue son avenir (son «salut»).

Dans sa quête d’un absolu de substitution (par exemple la préservation de la race ou la promotion de la diversité), dans la construction humaine d’un paradis terrestre (il n’y en a évidemment pas d’autre possible à ses yeux), il met spontanément tout son cœur, puisqu’on lui a dit (et qu’il croit dur comme fer) que c’est le bien véritablement désirable.

Par ailleurs, comme cet homme est sans Dieu, il sait qu’il ne peut compter que sur lui-même pour accéder au «salut». Donc, contre ce qui menace ce «salut», il est prêt à mobiliser toutes ses forces. Jusqu’au fanatisme, qui rend douce la besogne de l’épuration. La poursuite du bien aboutit ainsi à l’ostracisme ou au charnier.

*

Richard Bastien, Cinq défenseurs de la foi et de la raisonSalvator, 2018, 200 pages.

 

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.