Je parcours des yeux les titres des livres, les auteurs. « Non… non… peut-être… » Rien ne me convainc. Un peu lasse, je continue de regarder. Un titre attire mon attention. The Soul of a Lion : Dietrich von Hildebrand. Un sentiment de retrouvailles, celui qu’on a lorsqu’on revoit un ami de longue date, m’envahit.
Von Hildebrand! L’intellectuel, l’artiste, l’homme de caractère! Ce livre, je l’avais littéralement dévoré lorsque je l’avais lu la première fois. Je dois le relire. Je l’achète, toute excitée, et le dépose sur ma table de nuit. Il y dort tranquillement, en attendant que je vienne à nouveau réveiller son protagoniste, lorsque quelques minutes me permettent de m’échapper du présent.
La lettre d’une vie
« Ma sai, sai, la mia anima è ancora un leone » (« Mais tu sais, tu sais, mon âme est encore un lion », p.14) : il s’agit de précieuses paroles que recueillit Alice von Hildebrand, au chevet de son mari mourant, en 1977. Le livre est en fait une longue lettre qu’il lui a écrite. Elle relate sa vie. Alice von Hildebrand l’a simplement remaniée pour en faire un livre, si facile à lire, si profond et simple à la fois.
Je ne vais pas vous faire un résumé du livre The Soul of a Lion ici. Je préfère vous le laisser lire. Vraiment. Ça vaut la peine, si peine il y a. J’aimerais seulement partager trois traits parmi tous ceux que j’admire profondément chez Dietrich von Hildebrand. Ces trois qualités sont, à mon sens, particulièrement nécessaires à notre époque et notre culture.
Bouleversant respect de la femme
La sensibilité esthétique de von Hildebrand prend racine dans sa famille, dans son éducation, et dans – j’oserais dire – la qualité de son âme. Né et élevé à Florence (1889), il est le fils d’un sculpteur de renom et frère de cinq sœurs plus talentueuses les unes que les autres. Sa mère apprenait le latin et le grec pour lire avec son fils la littérature classique.
Dietrich von Hildebrand a, dès sa naissance, baigné dans l’art. (Quand on sait aussi que parmi les amis de la famille, on trouve Richard Wagner et Rainer Maria Rilke, pour ne nommer que ceux-ci, on comprend, disons, le contexte.)
Cette éducation, ainsi que la proximité exceptionnelle avec sa mère et ses sœurs, devait lui donner un respect et une admiration pour la femme qui sont frappants. Dès l’âge de sept ans, dans une pièce de théâtre qu’il avait écrite, il expliquait que les femmes étaient « bien supérieures aux hommes », parce qu’elles étaient plus poétiques, plus belles, plus aimables… et qu’elles avait une voix plus douce! (p.50)
Repenser le féminisme à la lumière des Hildebrand, voilà qui pourrait être prometteur.
Ce charmant éloge du sexe féminin n’était pas qu’un trait passager chez lui. Toute sa vie, dès son adolescence et dans ses amitiés à l’université, von Hildebrand éprouvait une répulsion indicible envers tout cynisme, toute « objectification » dans la manière de traiter la femme. Son épouse Alice souligne à grands traits cet aspect de sa personnalité dans l’ouvrage, à plusieurs reprises, et travaillera elle-même dans ce sens durant sa vie. Repenser le féminisme à la lumière des Hildebrand, voilà qui pourrait être prometteur.
Noblesse de caractère et de conscience
La noblesse de Dietrich von Hildebrand, sa grande valeur morale et intellectuelle, fait que chez lui ne peuvent cohabiter vérité et mensonge en même temps. L’amour profond du philosophe pour la vérité entraîne chez lui un rejet de toute fausseté, dissimulation et manipulation. Le mensonge déguisé en vertu, il le démasque rapidement.
Le professeur avait l’insigne honneur d’être personnellement détesté de Hitler.
Von Hildebrand fut dès le début des années 1930 un – mais pas le seul – virulent détracteur de l’idéologie nazie et de son totalitarisme en germe. En 1933, il doit quitter l’Allemagne pour sauver sa vie et celle de sa famille (p.259). Son périple le mènera quelques années plus tard aux États-Unis. Plusieurs fois, il a échappé de très près la mort. En effet, le professeur avait l’insigne honneur d’être personnellement détesté de Hitler.
La souffrance, le déchirement qu’a éprouvé Dietrich von Hildebrand devant le mal causé par ce régime épouvantable, mais aussi par l’adhésion, la sympathie des gens de bien à ce poison d’idéologie, ne surprend pas. L’opposition qu’il rencontre dans les milieux intellectuels de l’époque nous révolte, mais sa réaction nous édifie. Si une chose caractérise bien le philosophe, c’est bien son dévouement total à ce qu’il a toujours perçu comme beau, comme bon et comme vrai.
Von Hildebrand fait partie des grands de notre siècle qui ont su, malgré l’opinion populaire, ajuster leur vie à leur conscience, et non l’inverse. Cette fascinante solidité requiert à la fois clarté d’esprit et force dans l’action. Sur ces points, le professeur a beaucoup à transmettre.
Amitié indéfectible
Von Hildebrand a développé philosophiquement, plus tard dans sa vie, les notions d’amitié et celle d’amour. Pour lui, l’amitié se rapporte à ce qu’il appelle intentio benevolentiae : le désir de faire du bien à la personne aimée (p.93). Certainement, il le vivait dans la pratique avant de l’approfondir théoriquement.
Lors de ses études de philosophie, il nouera une amitié profonde avec le philosophe Max Scheler, qui lui fera connaître la foi catholique. (Un certain Karol Wojtyla consacrera, quelques années plus tard, sa thèse de doctorat à l’étude de l’éthique développée par Max Scheler.) Il complète sa thèse de doctorat sous la supervision d’Edmund Husserl, père de la phénoménologie. Ce dernier a d’ailleurs affirmé que la thèse de von Hildebrand était la plus remarquable de toutes celles qu’il a supervisées (p.118).
Dietrich, homme loyal et fidèle en amitié, a toute sa vie durant prié pour son ami Scheler. Sa femme Alice nous rapporte qu’elle l’entendait même parfois prier tout haut pour le repos de son âme. Von Hildebrand devait sa rencontre avec Dieu à Max Scheler, qui lui avait exposé, étant lui-même converti, la splendeur et la beauté de la vérité catholique. Dietrich von Hildebrand y sera fidèle toute sa vie. Ses cinq sœurs et plusieurs de ses amis deviendront catholiques également, sa sœur Lisl avant lui.
L’âme d’un professeur
D’autres touchantes amitiés sont rapportées dans The Soul of a Lion, la biographie de cet homme admirable : celles avec Adolf Reinach, ou encore Siegfried Hamburger en sont des exemples. Je crois que sa vie, si riche, si féconde, frappera chaque lecteur différemment, probablement là où il en aura le plus besoin.
Dire que je recommande la lecture de ce livre serait un euphémisme. Connaître ce grand de la foi, ce grand de l’esprit, si méconnu aujourd’hui, me semble un incontournable. Et j’espère que beaucoup d’entre nous rencontrerons le professeur von Hildebrand à travers sa vie et ses écrits. Les croyants certes, mais aussi – et je l’espère sincèrement – les sceptiques, les cyniques, les chancelants.
L’exemple d’une telle vie parle bien plus que tous les arguments que l’on pourrait invoquer. Elle laisse un sillon profond dans l’histoire de notre siècle.