Séraphin, joué par Vincent Leclerc (image tirée de Youtube).
Séraphin, joué par Vincent Leclerc (image tirée de Youtube).

Claude-Henri Grignon, homme de gauche sans le savoir

Un texte de Charles-Valentin de la Roche-Jagu

Il est clair pour moi qu’il a œuvré à l’intérieur d’un carcan, qu’il s’est autocensuré, même si l’essentiel est demeuré, soit l’idée de raconter son coin de pays. Honnêtement, j’ai moins le sentiment de le trahir que de lui rendre justice.

Gilles Desjardins, scénariste des Pays d’en-haut

On se souvient de la campagne d’indignation qu’avait déclenchée Jean-François Nadeau, en mai dernier, à l’annonce d’un remake des Belles histoires des pays d’en-haut. Ce remake menaçait très sérieusement de détourner la mission de Radio-Canada, dernier rempart de la liberté de pensée, et de reconvertir la multitude émancipée à la foi des hommes du Moyen Âge.

Le scénariste Gilles Desjardins avait aussitôt tenu à rassurer le chroniqueur du Devoir: la série télé serait progressiste, irrévérencieuse; elle tripoterait même généreusement la fibre identitaire du Québécois.

Preuve de sa connivence d’homme de gauche, il qualifiait, au détour d’une phrase, Claude-Henri Grignon de « sale extrêmiste [sic] de droite ».

Réécrire l’histoire

Une parenthèse biographique est ici nécessaire pour comprendre comment un auteur qui a passé sa vie à lire, à écrire selon ses convictions et à contempler la nature depuis sa retraite laurentienne, puisse recevoir, de celui-là même qui ambitionne d’adapter son œuvre, l’étiquette de sale extrémiste de droite.

Des recherches récentes, menées par l’Institut Gilles-Desjardins pour la réécriture de l’Histoire, ont démontré qu’au cours des années 1930, Grignon a siégé sur le comité disciplinaire de l’Inquisition espagnole à Sainte-Adèle.

Aveuglé par sa foi, il est sorti de son bon sens, il a abandonné toute modération; dès lors, l’essentiel de son activité a consisté à envoyer des innocents au bucher en les appelant « fils de ténèbres », comme le recommande Bernard Gui à la page 51 de son Manuel de l’inquisiteur, qui était l’un de ses livres de chevet avec Mein Kampf, le Petit catéchisme et la traduction allemande de L’appel de la race.

De plus, Grignon avait coutume, entre deux pamphlets à la défense du catholicisme, de vadrouiller à travers la région, accompagné de lycanthropes misogynes et de curés atteints de la rage, pour donner de la trique sur les rotules des électeurs gauchistes qui s’apprêtaient à voter contre Maurice Duplessis.

Les historiens sérieux n’ignorent plus aujourd’hui que Grignon est la cause de la profusion mystérieuse des culs-de-jatte dans les Laurentides des années 1930-1940, phénomène qui a désespéré les partisans locaux de la conscription en 1944.

On le tient également pour responsable de l’absentéisme électoral des Laurentiens lors des scrutins qui ont porté et maintenu le sombrissime Duplessis au pouvoir pendant dix-huit années.

Mais laissons là les repères biographiques. Tout le monde a droit à une seconde chance, et les sales extrémistes de droite ne font pas exception.

Savoir (s’)adapter

Dès lors, l’enjeu est de savoir comment adapter l’œuvre d’un sale extrémiste de droite sans cautionner soi-même sa propagande nauséabonde. Gilles Desjardins a la solution:

Je pense qu’il est plus intelligent d’utiliser ses personnages bien ancrés dans l’imaginaire collectif pour casser et réduire en miettes les fausses perceptions de notre passé.

– Gilles Desjardins

C’est donc au moyen d’une opération de détournement idéologique qu’on entend décontaminer la série télé de Grignon. Opération pour le moins surprenante quand on nous vend la série comme étant « non censurée » et « affranchie des contraintes politiques et religieuses de l’époque »; une version plus authentique, donc, des Belles histoires. Les Pays d’en-haut serait ni plus ni moins la série que Grignon aurait écrite s’il n’avait pas été soumis à la torture physique et à l’oppression idéologique du « très puissant clergé catholique » pendant la rédaction des 495 épisodes des Belles histoires des pays d’en-haut (épisodes qui ont tous été écrits à l’époque où, précisément, culmine la puissance magnétique du clergé sur les esprits, soit entre 1956 et 1970, pendant la Révolution tranquille).

En suivant le raisonnement de Gilles Desjardins, on découvre qu’au fond du cœur du sale extrémiste de droite Claude-Henri Grignon dort un petit homme de gauche, qui n’a jamais pu venir au monde, faute d’être né à une époque où la gauche n’existait pas encore (c’est un fait bien connu qu’elle a été inventée longtemps après la droite).

La fameuse lettre…

Cette découverte, Gilles Desjardins la confirme dans une entrevue récente où il dresse le bilan de son travail: « Grignon était un auteur extraordinairement talentueux, mais en effet, il a souvent utilisé ce talent pour faire la promotion des idées de l’Église. Cela dit, j’en suis arrivé à penser que ses convictions religieuses n’étaient pas aussi profondes qu’on le croit. Je suis un auteur moi-même, je perçois des choses [!!!]: en lisant le texte d’origine, je discerne des personnages d’une vérité formidable, puis d’autres qui, selon moi, correspondent à des commandes, ni plus ni moins. Donalda en est un bel exemple […].

« Écoutez, j’ai vu de mes yeux des lettres adressées à Claude-Henri Grignon par le cardinal Léger, où ce dernier lui rappelle combien il est important que Donalda représente un modèle pour les Canadiennes françaises! Grignon, qui à l’époque s’intéressait aux débuts du féminisme, à certaines idées progressistes, quoi qu’on en pense, et qui voyait venir la Révolution tranquille, s’est plié à cette exigence et a dessiné ce personnage un peu faux, à mon sens. Donalda est l’incarnation de la femme confinée au foyer, soumise à son mari, jusqu’à la caricature. »

La thèse complotiste d’une Donalda commandée par l’Église ne vient pas de la mystérieuse faculté de percevoir des choses qui est le privilège des auteurs; elle vient d’une lettre avec laquelle Pierre Grignon, filleul et ayant droit de l’écrivain, est allé faire du tapage dans les médias afin de présenter son parrain comme une victime de la censure catholique: « J’ai trouvé, dit-il, une lettre qu’avait envoyée le cardinal Léger à Claude-Henri lui demandant que Donalda demeure un modèle pour les femmes. »

On rappellera à l’héritier qu’il y a d’autres façons de rendre justice à son parrain que de l’émasculer en lui enlevant l’essentiel de sa pensée et de sa foi pour le rendre idéologiquement recevable par les gentilles personnes du Devoir et de Radio-Canada.

La lettre du cardinal n’a pas pu inspirer Grignon puisque le personnage de Donalda a été créé en 1933 alors que Paul-Émile Léger a été fait cardinal en 1953. Il serait si simple de dire que Donalda n’a jamais été conçue par Grignon comme un modèle de femme au foyer; il suffit de lire le roman original pour voir le narrateur prendre en pitié cette femme réduite par l’avarice de Séraphin à la condition d’« épouse-servante » (1).

La création de Donalda

Du reste, Grignon a toujours dit la même chose au sujet de Donalda, qu’on lise sa conférence Précisions sur « Un homme et son péché » (1935) ou son dernier ouvrage, Olivar Asselin, pamphlétaire maudit (1976): le personnage de Donalda s’inspire de La Femme pauvre de Léon Bloy.

Or, cette femme pauvre aspire à la sainteté, aspiration qui devrait la singulariser suffisamment pour qu’on ne la considère pas comme un outil de propagande antiféministe. Dans la mesure où elle aspire à la sainteté, sa souffrance devient une donation qui lui permet de se rapprocher du Christ, de participer à sa douleur. On peut penser à certaines saintes qui appelaient sur eux les souffrances des autres en vue d’une union mystique avec le Christ.

Ces conceptions font écho à l’idée de réversibilité de Joseph de Maistre et au dolorisme d’Antoine Blanc de Saint-Bonnet, deux auteurs qui ont profondément marqué les écrivains catholiques des XIXe et XXe siècles et que Grignon connaissait d’ailleurs très bien. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’attitude de Donalda s’explique dans un cadre mystique d’imitation du Christ et non dans un cadre idéologique de droite conservatrice (et ce, même si Grignon appartenait à cette droite).

On déploierait d’inutiles efforts pour faire entrer ces notions dans l’intelligence bien modeste des guignols qui sont payés par les fonds publics pour usurper, avec la complicité mièvre et sottement bienveillante de son filleul, le succès d’un auteur et faire de son œuvre le vecteur de tous les clichés qui peuvent sortir de la bouche d’un homme né à Montréal dans les années 1960.

Le scénariste est d’ailleurs si sûr d’être dans son bon droit qu’il ne prend même pas la peine de faire un effort de sympathie intellectuelle, de mise à distance de soi-même dans l’intention de se rapprocher, ne serait-ce qu’un instant, de l’univers de références intellectuelles et spirituelles de Grignon; tout cela est en effet bien superflu, Grignon n’est qu’un Tartuffe et c’est « lui rendre justice » que de crier dans les médias qu’il faut désormais le voir comme tel.

Espérons que cette série surgie du néant d’un esprit y rentrera bien assez vite et n’empêchera pas les jeunes générations de découvrir le roman Un homme et son péché. Ce roman, bien plus que l’adaptation télévisuelle (les Belles histoires n’ont jamais été qu’une besogne alimentaire), reste, avec les Pamphlets de Valdombre, l’œuvre véritable de Claude-Henri Grignon.

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Note :

(1) Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché, Stanké, 10/10, 1998, p. 24.

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