La folie des sophistes modernes ne saurait concevoir un nouvel idéal aussi exaltant que la réalisation de n’importe lequel des idéaux anciens.
– G. K. Chesterton
Il y a une décennie à peine, lorsque les enfants intégraient le système de garde ou scolaire, ils étaient exposés à l’histoire du père Noël comme si c’était parole d’évangile. Désormais, cela ne suffit plus, leur univers social les encourage à adhérer à la « tradition » des petits-lutins-de-Noël-qui-jouent-des-tours-durant-les-nuits-de-décembre.
Bien que la chose soit bienveillante et amusante, je reste perplexe devant l’insistance sur ces croyances nouvellement défendues et dans l’importance de transmettre « la foi dans la magie de Noël » à nos enfants (je rapporte réellement les paroles de quelqu’un ici !).
Le lien entre cet exemple superficiel et le livre de G. K. Chesterton (Le Monde comme il ne va pas) dont je m’apprête à vous parler est ténu, mais néanmoins clair à mon esprit. Le message véhiculé demeure le même à son époque comme à la nôtre : les valeurs issues « du passé » sont émoussées, inventons-en donc de nouvelles !
Je vois bien un autre rapport avec Chesterton qui déplorait le fait que, dans les collèges anglais du tournant du XXe siècle, on s’attachait davantage à la propreté des mains des élèves qu’à la propreté de leur âme, de leurs valeurs morales. À l’ère Covid, cette conception de l’éducation semble ainsi résonner à mes oreilles : vivement les mains désinfectées au Purell et les petits lutins de Noël !
Le monde comme il ne va pas
Dans son essai publié en 1910, G. K. Chesterton soutient que l’ère moderne propose des réformes qui s’éloignent des idéaux humains, plutôt que de les prendre pour base.
Pour Chesterton, la solution serait de repartir sur une base commune, soit sur un idéal social partagé, mais pas n’importe lequel, un idéal qui a fait ses preuves et, je dirais même, ancien. Cet idéal devrait respecter l’aspect sacré de l’humanité.
Dans tous les sujets abordés (l’éducation, la famille, la condition féminine, la pauvreté, etc.), l’auteur propose le constat suivant : « […] l’hérésie moderne […] consiste à modifier l’âme humaine pour qu’elle s’adapte aux conditions, au lieu de modifier les conditions pour qu’elles s’adaptent à l’âme humaine. » (p. 79)
Selon Chesterton, le problème de la sociologie moderne est que personne ne s’entend sur ce qui est la norme, sur ce que serait un corps social en santé. En d’autres mots, sur le plan social « l’ultime idéal varie ». Voilà donc ce qui ne va pas : on ne s’entend pas sur ce qu’est bien aller !
Pour Chesterton, la solution serait de repartir sur une base commune, soit sur un idéal social partagé, mais pas n’importe lequel, un idéal qui a fait ses preuves et, je dirais même, ancien. Cet idéal devrait respecter l’aspect sacré de l’humanité.
Au lieu de respecter cette âme humaine, la modernité nous propose le progrès pour le progrès : « Aucune lueur de raison, aucun retour, si bref soit-il, aux principes premiers, aucune réflexion sur une question urgente, ne pourront interrompre cette folle et monotone galopade du simple progrès par surenchère. » (p.168)
L’éducation moderne
On retiendra, par exemple, dans le segment sur l’éducation des enfants, ce passage que l’on croirait écrit pour le Québec contemporain : « Ce sont, bien évidemment, les vérités les plus anciennes que l’on devrait enseigner aux plus jeunes, ce sont les vérités solidement éprouvées que l’on devrait enseigner les premières aux bébés. Mais dans nos écoles modernes, le bébé doit être soumis à un système encore plus jeune que lui. » (p. 143)
Pour mesurer la pertinence de ces paroles mordantes aujourd’hui, je vous suggère d’aller lire Alex La Salle qui écrivait cet automne que « le cours d’initiation à l’histoire de la civilisation occidentale offert aux cégépiens inscrits en sciences humaines [sera] amputé des sections consacrées à l’Antiquité et au Moyen Âge. Apparemment, on cherche de la sorte à mieux “rattacher l’enseignement à l’actualité” et, ainsi, à susciter l’intérêt de l’étudiant pour le passé, dans un monde où le dernier trimestre boursier apparait comme une époque lointaine. »
Le rapport au temps
Dans l’éducation, comme dans tout ce qu’aborde l’essai de Chesterton, le problème réside dans le rapport des modernes au temps. Ils éviteraient de regarder vers le passé, où se dessinent de grands idéaux, où s’érigent de grands êtres humains voulant les atteindre au cout de grands efforts.
Le moderne, ne supportant pas toute cette grandeur, tourne plutôt son regard vers l’avenir, cette grande page blanche où il lui est permis de tout inventer à sa guise. « Cette attitude moderne aboutit à ce que les hommes inventent de nouveaux idéaux parce qu’ils n’osent se mesurer aux anciens », nous dit Chesterton (p.27).
À titre d’exemple, au sujet du christianisme, l’essayiste écrit : « L’idéal chrétien n’a pas été mis à l’épreuve. Il a été jugé trop difficile, aussi l’a-t-on laissé de côté. » (p. 34)
La peur des grands idéaux
Selon Chesterton, les êtres humains n’osent pas se mesurer au passé parce qu’ils ont peur. La peur les empêche de regarder derrière et de se mesurer à leurs ancêtres. La peur entraine le moderne dans une fuite vers l’avant.
À mon sens, la peur du passé telle qu’expliquée par Chesterton expliquerait pourquoi la tabula rasa demeure si fascinante aux yeux du moderne. Celui-ci, centré sur lui-même par définition, ne pourrait se mesurer au passé et à ces grands idéaux sous peine de devoir apprendre l’humilité.
Or, la fuite vers l’avant en oubliant le passé le pétrifie : « Demain, c’est la Gorgone ; l’homme ne doit le voir que réfléchi dans le bouclier étincelant d’hier. » (p.28)
Avant de nous pétrifier tels ces petits lutins de Noël au lendemain d’un mauvais coup, réfléchissons à ce qu’est un Noël dans la plus pure tradition chrétienne. Il ne s’agit pas de vivre dans le passé, mais bien de vivre le moment présent dans la paix, l’amour et la joie apportés par cet enfant il y a près de 2000 ans. Joyeux Noël !
Référence :
Gilbert Keith Chesterton, Le Monde comme il ne va pas, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1994, 207 p. (Publié dans sa version originale anglaise sous le titre What is wrong in the World en 1910.)