Céline
Photo: Alex LaSalle

Céline, entre instinct et destin

En juin 1944, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), l’auteur de Voyage au bout de la nuit (1932) qui s’est compromis avec l’occupant nazi durant la guerre et qui est menacé de mort par les épurateurs à la veille de la Libération, décide de fuir en Allemagne avec sa femme Lucette et son chat Bébert. Faute de pouvoir tout emporter avec lui, il laisse dans son appartement parisien quelques précieux manuscrits, qui sont volés peu après son départ.

Presque 80 ans plus tard, en aout 2021, les habitants de la planète Littérature ont été stupéfaits d’apprendre, dans Le Monde, que ces manuscrits volés venaient d’être récupérés par les ayants droit de l’écrivain, au terme d’une improbable saga.1 La masse de papiers jaunis, retrouvée dans un assez bon état de conservation, compte tenu du temps écoulé, contenait, en gros, le manuscrit de Mort à crédit (1936) et des inédits, chapitres ou livres, plus ou moins achevés.

Le 5 mai dernier, le premier de ces inédits, un roman intitulé Guerre est paru chez Gallimard. On dit roman, mais il pourrait ne s’agir que d’une chute du Voyage. Là-dessus, les avis sont partagés. Des analyses et des informations supplémentaires permettront peut-être un jour de trancher le débat. Retenons pour le moment que, même s’il ne s’agit que d’une chute, elle prend aujourd’hui vie de façon autonome et que, c’est le plus important pour nous lecteurs, le récit se tient.

Il est pour partie autobiographique (comme toute l’œuvre de Céline, du reste) et en particulier le début. Il nous raconte les péripéties vécues par Ferdinand, double romanesque de l’auteur, depuis son pénible réveil sur le champ de bataille, à la suite d’une violente attaque qui a tué tous ses compagnons et qui l’a laissé inconscient sur le sol, jusqu’à son départ en Angleterre, où il va rejoindre Angèle, une prostituée, avec laquelle il s’est rendu complice d’extorsion durant sa rémission.

Entretemps, on suit par le récit de Ferdinand ses mésaventures d’antihéros aux abois, qui passe ses mois de convalescence dans un hôpital militaire où les privautés d’une infirmière nymphomane pimentent les longs jours, et où un autre soldat blessé comme lui, Cascade le souteneur, devient son compagnon d’infortune. Ce dernier l’initie au monde interlope, mais finit au peloton d’exécution pour automutilation, après une dénonciation venue de sa femme Angèle…   

Le choc et l’écho

Depuis la parution de Guerre, il y a deux mois, les articles de presse et les interviews avec les spécialistes de Céline se sont succédé pour souligner l’évènement, et, la plupart du temps, pour saluer la publication, sinon d’un chef-d’œuvre, du moins d’un texte de valeur qui, bien qu’il ne soit qu’un premier jet, représente déjà un impressionnant travail d’écriture.

À mon sens, l’intérêt de Guerre réside moins dans le travail du style (la révolution littéraire de Céline a déjà eu lieu) que dans sa transparence biographique. Là où des éléments du vécu et du penser de l’auteur semblent émerger de la fiction, tels des récifs soudainement mis à découvert par le mouvement des vagues, nous accédons au drame sinon à l’âme d’un homme.

Parmi toutes les réactions critiques lues ou entendues depuis la publication, celle donnée à la radio2 par l’écrivain et critique littéraire Olivier Maulin, le 13 mai dernier, me semble particulièrement apte à faire comprendre au non-initié l’intérêt du roman, et la place qu’il occupe désormais – une place importante – dans l’ensemble de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline.

Lors de cet entretien, O. Maulin rappelait opportunément que l’expérience de la guerre de 1914, vécue à l’âge de 20 ans par le jeune Destouches (c’est son vrai nom de famille) est à l’origine tant de la poétique que de la politique de Céline. Or, c’est cette expérience qui est partiellement restituée dans Guerre, sous forme de fiction, avec tout ce que cela implique de travestissement du passé.

En environ 130 pages, Céline traite des quelques instants cruciaux de son existence qui l’ont transformé et ont fait de la création romanesque une impérieuse nécessité chez lui.  Le récit est d’ailleurs serti de quelques remarques du héros sur son besoin d’une «musique plus à [lui], plus vivante» ou encore d’un «truc bien délirant». Ce sera l’écriture, qui se présente comme manière de surmonter la souffrance née de la guerre.

Comme Voyage, mais de façon plus transparente, Guerre est l’écho du choc qui, près de vingt ans plus tard, allait faire accoucher Céline d’une œuvre d’une originalité formelle et d’une puissance de contestation absolues, à la force de frappe décuplée, destinée à défoncer plus encore qu’à dénoncer la civilisation qui avait rendu possible l’horreur de 1914-1918, et qui ne méritait donc plus de durer.  

Le critique et le fanatique

La découverte des atrocités du front a décrédibilisé d’un coup le système de valeurs qui constituait, aux yeux des gens de la Belle Époque, incluant le jeune Louis-Ferdinand, l’armature de la civilisation occidentale. Et ce choc cruel a fait naitre chez ce dernier un irrépressible besoin de dire l’imposture qu’étaient soudain le patriotisme, l’éducation, la moralité, etc.

Pour aller jusqu’au bout de la liquidation de cet héritage dévalué, simple masque de la sauvagerie, l’écrivain a répondu au choc de la guerre par le choc d’une révolution littéraire consistant en un renouveau incroyable du style. Renouveau qui, paradoxalement, a su faire d’une littérature de ténèbres, outrancièrement désespérée, une matière incroyablement vivante et vraie.

Mais la révolution littéraire qui aurait dû suffire, du fait du service qu’elle rendait (ne serait-ce qu’en creux et jusque dans ses excès) à la vérité et à la dignité humaine, a été entrainée (un peu malgré elle, si je puis dire, et sans qu’on lui demande ce pour quoi elle était vraiment faite) dans le grand tourbillon de la révolution nazie, lorsque le critique, marchant vers son destin, s’est mué en fanatique.   

Et déjà, O. Maulin voit dans Guerre «une sorte – on pourrait presque dire – de préfascisme». Car «la vérité, remarque-t-il, c’est que, quand on commence à mettre un trait sur la civilisation et sur tout ce qu’elle a produit de formes, on glisse vers quelque chose qui se rapprochera de la barbarie». Et parfois, on finit carrément par l’encourager et y prendre part. 

C’est l’amorce de ce mouvement, qui va de la critique des formes de la civilisation (éducation, morale, religion) à l’affirmation d’une nouvelle culture prétendument plus vivante et vraie, parce que plus instinctive et plus chargée d’une énergie primitive (avec tout ce que cela comporte d’ambigüité), que nous donne à voir Guerre. Et c’est ce qui fait son intérêt.   

L’instinct, noyau dur d’une (anti-) culture?

En refermant le roman Guerre, on comprend que, s’il ne s’agit pas d’une œuvre majeure en raison de son inachèvement narratif et stylistique, il est tout de même une pièce importante à verser au dossier Céline, tant il nous rapproche de l’épicentre du séisme existentiel que fut, pour le cuirassier Destouches, l’expérience traumatisante, physiquement handicapante et spirituellement décapante de la guerre.

Mais plus important encore, on comprend qu’à l’origine de l’entreprise de démolition qu’est l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, il y a, par-delà tous les procès en nihilisme qu’on a pu faire à l’écrivain, une quête de vérité qui ne se satisfait pas de la pure négativité de la critique, mais qui, au contraire, s’efforce d’isoler dans le monde une positivité, un noyau irréductible, une vérité essentielle et pour ainsi dire paradigmatique.

Le décapage, le dézingage et le dynamitage auxquels il se livre, en effet, ont la vertu de mettre à nu ce qui apparait à ses yeux comme le véritable fondement de l’amour, de l’homme et de la société, à savoir l’instinct, plus vivant et vrai que tout ce dont on a pu le parer depuis des siècles, à la fois pour le canaliser, le brider, le déguiser, le camoufler et le réprimer. 

Si, donc, la guerre de 1914 a été l’une des sources du nihilisme contemporain, et elle l’a bel et bien été, elle a aussi été quelque chose comme une mise en évidence et une acclimatation à la réalité brute de l’instinct, sexuel ou de survie, qui est devenu le noyau d’une nouvelle culture. Et, sans surprise, c’est d’après l’instinct que le héros Ferdinand compte désormais vivre:   

«À l’instant, y a plus que l’instinct qui me parle et qui se trompe pas. On peut toujours alors m’en donner de la chansonnette, de la foire, de la crème, de l’opéra, des binious, même du cul satiné par les anges du paradis.

J’ai l’intelligence ferme, je me bute jusqu’au trognon, le mont Blanc sur des roulettes me ferait pas bouger. C’est l’instinct qui trompe pas contre la mocherie des hommes.»

L’instinct de survie, ou ce que Ferdinand prend pour tel et qui n’est parfois que vil calcul égoïste, est la seule ressource fiable qui lui reste, lorsqu’il lui faut urgemment sauver sa peau. Or, les lecteurs de Céline le savent, il ne s’agit jamais que de cela, dans les grands livres de l’écrivain, de Voyage au bout de la nuit à la trilogie allemande: sauver sa peau par la fuite.

Ainsi, quand tout ce qui servait de boussole à la pensée et à l’action est rendu caduc par la grande braderie de la guerre, reste «l’instinct». Dans l’univers romanesque de l’écrivain, le réflexe remplace alors la réflexion. Le raisonnement et la morale, décrédibilisés, sont jetés par-dessus bord, puisque jugés inefficaces, et la peur animale de souffrir et de mourir prend le relai, poussant à la combine et à la fuite.

Le tropisme de la fuite traverse toute l’œuvre de Céline, qui prend ainsi la forme d’un «éloge de la fuite». Mais il y a aussi, dans Guerre, faisant pendant à la fuite, une quête, une poursuite. Rien de très éthéré comme aspiration. Il s’agit d’une appétence sexuelle assez bestiale, et non pas amoureuse, puisque «l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches», comme il est écrit dans Voyage au bout de la nuit.

On le voit, on se situe ici, encore une fois, au niveau viscéral de l’instinct, et d’un instinct sexuel si fort et si débridé qu’il conduit plusieurs des personnages à la perversion et les enferme dans la dépravation. Narrativement, le thème ponctue le récit et le sature vers la fin, avec des descriptions que la pudeur interdit de citer. L’instinct libéré, ici encore, est pris en étau entre une saine aspiration et sa contrefaçon décadente et prédatrice. 

La danse au-dessus du gouffre

Dans l’œuvre célinienne, l’instinct apparait dans toute l’ambigüité de sa puissance, comme instinct de survie chez le faible qui tente constamment d’échapper à la mort et comme passion prédatrice et meurtrière, par exemple chez ces militaires allemands qui commettent des atrocités, des crimes de guerre, et qu’il faut, dit la maman du héros lors d’un diner chez un notable, empêcher «de se livrer à tous leurs instincts».  

Or, la vérité est que l’instinct du faible qui lutte pour sa survie est le ressort profond de la volonté de tuer qui sourd des profondeurs de l’âme, lorsque, cernée de toute part, la fuite ne suffit plus et qu’il n’y a plus le choix, objectivement ou du moins dans l’esprit de l’homme qui se sent assailli, qu’entre dévorer et être dévoré. La sauvagerie nait ainsi de la vulnérabilité – ou en tire prétexte, comme dans la rhétorique hitlérienne.

La restitution, par le style, avec tout ce qu’il a de pétulance primesautière, de ces mouvements de l’âme animale, à la fois contradictoires et malgré tout imbriqués l’un dans l’autre, débouche elle-même sur une autre ambivalence. Car le feu d’artifice langagier qui fait la prose de Céline si pleine de vie n’est en définitive rien d’autre qu’une danse au-dessus du gouffre, en attendant la chute finale.

La poétique célinienne, en attendant sa politique, n’est en effet qu’une vaine tentative, douloureusement consciente de sa vanité, de survie en forme de sursis, de liberté malgré la fatalité. Tentative qui prolonge, par sublimation, dans le domaine symbolique, la lutte biologique pour la survie, au moyen d’un comique langagier qui fait certainement de l’écrivain un des plus drôles de l’histoire littéraire.  

Une étude sur le comique dans l’œuvre de Céline – les spécialistes pourront nous indiquer celles qui existent déjà – contribuerait certainement à mieux faire comprendre la puissance et la portée quasi métaphysique qu’il faut donner à cette faculté humaine, le rire, capable de dépouiller la vie de son caractère tragique et de neutraliser depuis l’intérieur, sans cesser de le vivre et de le subir, le drame de la condition humaine.

Un peu à la manière de saint Laurent qui, au bord de l’agonie, trouva le moyen de faire une blague au bourreau qui le faisait périr par le feu: «Je suis assez rôti de ce côté. Retourne-moi maintenant, pour que l’autre cuise aussi». Et puis, le comique, comme stratégie de mise à distance du tragique, est secondé chez Céline par cet autre moyen de dépassement de la douleur de vivre qu’est la compassion. Mais gardons ce sujet pour une autre fois.   

En tenant compte des limites inhérentes à toute entreprise de «salut par l’art», ce salut fut-il revu à la baisse et ramené au rang de sursis procuré par l’enchantement passager que suscite un roman, il revient à chaque lecteur de mesurer ce que peut avoir de bienfaisant pour lui la vaine tentative célinienne de rivaliser avec l’inexorable par les pleurs et les rires, par les glouglous qui mijotent dans Voyage au bout de la nuit, la framboise qui jaillit dans Mort à crédit et quantité de Braoum! Vraoum! qui retentissent dans Guignol’s band et ailleurs.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.