À propos du nouveau Houellebecq

Comme plusieurs, j’avais déjà pris la peine de réserver mon exemplaire du fameux livre de peur de me retrouver au milieu de ce que j’imaginais être un chaos dans cette librairie au coin de la rue Ste-Catherine et St-Denis. « Si j’étais vous, je réserverais ma copie, parce que jeudi, il risque d’avoir pas mal de monde dans le magasin », m’avait dit l’une des employées.

Curieux ? Je l’étais, sans aucun doute. Comment ne pas l’être après tous ces tragiques événements qui nous ont secoués ces derniers mois ? De St-Jean-sur-Richelieu au parlement à Ottawa puis, chez nos cousins français avec cet attentat aux bureaux de Charlie Hebdo qui a fauché les vies de douze personnes au début du mois de janvier. Difficile, dans un tel contexte, de ne pas être tenté de jeter un œil au roman qu’on annonçait déjà comme un coup de gueule aux religions.

À mon arrivée à la librairie, le jeudi suivant, deux dizaines d’exemplaires du livre avaient été déposées près des caisses enregistreuses et attendaient qu’on vienne les chercher. Un employé finissait de remplir le rayon des nouveautés pendant que les autres semblaient attendre une foule qui ne venait pas. Peut-être s’était-on (encore une fois) laissé emballer par la machine médiatique.

Soumission, de Michel Houellebecq, raconte l’histoire de François, un professeur cynique de l’Université Paris-III. Véritable passionné de l’œuvre de l’écrivain Joris-Karl Huysmans, il habite dans le quartier chinois de Paris. Dans la quarantaine et sans enfant, partagé entre des aventures avec ses étudiantes et des cocktails avec ses collègues, il n’aspire à rien d’autre qu’à vivre une vie sans histoires.

Dans la quarantaine et sans enfant, partagé entre des aventures avec ses étudiantes et des cocktails avec ses collègues, il n’aspire à rien d’autre qu’à vivre une vie sans histoires.

La vie monotone et aisée du professeur apolitique prend cependant une nouvelle tangente lors des élections présidentielles de 2022. Le Front National, jusque-là grand favori pour remporter les élections, est délogé au second tour par le parti Fraternité musulmane, mené par le charismatique Ben Abbes. Habile homme politique, ce dernier réussit à former un gouvernement d’union nationale avec le Parti socialiste (PS) et l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) en leur promettant plusieurs ministères importants sauf celui de l’Éducation nationale, car « celui qui contrôle les enfants contrôle le futur point final. » Forcé à la retraite, abandonnée par sa copine juive partie en Israël, et voyant plusieurs collègues profiter des joies du nouveau système en place, le professeur finit lui aussi par se convertir.

Dieu comme projet politique

Pour le nouveau Président de la République, Ben Abbes, l’instauration des doctrines islamiques n’est qu’un outil pour mener à terme son projet de recréer un « Empire romain d’Europe ». Comme l’explique à François le mari de Marie-Françoise (qui est une amie du personnage principal), ex-agent des renseignements, en s’appuyant sur les structures européennes déjà en place, Ben Abbes sera en mesure de faire entrer dans l’Union européenne des pays du pourtour méditerranéen favorables à ses politiques comme la Turquie ou le Maroc. Et comme ces pays ont un taux de natalité plus élevé, cela pourrait signifier que Ben Abbes soit en mesure de se hisser à la tête de cette « Europe élargie ».

Dans cet avenir hypothétique, les subventions allouées au culte, même chrétien, seraient sans doute considérables puisque, comme le rappelle le mari de Marie-Françoise, « [L] e véritable ennemi des musulmans […] ce n’est pas le catholicisme : c’est le sécularisme, la laïcité, le matérialisme athée. » Et puis, le christianisme est une religion du Livre, ce qui en fait avec le judaïsme, une religion sœur avec l’Islam.

Une société décadente

Controversé, certes, le livre de Houellebecq n’est pas pour autant irrespectueux de l’Islam. À l’exception des salafistes qui sont dépeints par tous les personnages comme des fous furieux, la plupart des commentaires négatifs sur la religion sont formulés à l’endroit du christianisme. « Nietzche avait vu juste, avec son flair de vieille pétasse, le christianisme était au fond une religion féminine », dira François après un séjour infructueux dans une communauté monastique.

Les plus sensibles y verront de la provocation, mais c’est un leurre que Houellebecq tend au lecteur pour le détourner de l’essentiel du roman, plus subtil, décrit avec une touche d’ironie dans des scènes banales de la vie quotidienne. « Je mis ensuite de côté les factures et avis de prélèvement, documents faciles, qu’il me suffirait de classer dans les dossiers adéquats, afin d’isoler les correspondances de mes deux interlocuteurs essentiels, ceux qui structurent la vie d’un homme : l’assurance maladie, les services fiscaux. » Difficile de ne pas voir derrière ce portrait technocratique de la société, une critique des valeurs de la civilisation occidentale moderne.

« Je mis ensuite de côté les factures et avis de prélèvement, documents faciles, qu’il me suffirait de classer dans les dossiers adéquats, afin d’isoler les correspondances de mes deux interlocuteurs essentiels, ceux qui structurent la vie d’un homme : l’assurance maladie, les services fiscaux. »

L’écrivain s’avère efficace lorsqu’il décrit les transformations, dont celles que subissent les femmes après l’élection présidentielle de 2022. Sans être forcées de se voiler, ces dernières sont écartées des postes importants dans l’indifférence totale du reste de la population et doivent désormais porter des vêtements qui cachent leurs corps. François remarque ce changement lors d’un cocktail à l’université. « [J] e compris subitement, après trois quarts d’heure de déambulation au milieu de l’assistance, après une dizaine de mezzes et quatre verres de vin rouge, ce qui n’allait pas : il n’y avait que des hommes. » Certaines transformations, moins frappantes, sont aussi évoquées, comme la disparition des rayons cashers dans les supermarchés.

Les professeurs d’université aussi ne font pas bonne figure. Sous la plume de Houellebecq, ils prennent la forme d’individus rapaces, prêts à tout renier pour ne pas perdre leur emploi et pour profiter des joies que leur apportent leurs récentes conversions, soit l’argent et les femmes. Il y a d’ailleurs une scène où Robert Rediger, le nouveau directeur de l’université islamique Paris-Sorbonne, discute avec François des avantages qu’il gagnerait à se convertir. « L’homme, lui, est un animal, c’est entendu ; mais ce n’est ni un chien de prairie, ni une antilope. Ce qui lui assure sa position dominante dans la nature […] c’est bel et bien son intelligence. Donc, je vous le dis tout à fait sérieusement : il n’y a rien d’anormal à ce que les professeurs d’université soient rangés parmi les mâles dominants. »

Le personnage principal ne ménage pas non plus les journalistes de gauche qu’il accuse d’aveuglement volontaire et les compare à ceux qui disaient 80 ans plus tôt « qu’Hitler finirait par revenir à la raison. »

Sinon, l’arrivée d’un gouvernement islamique à la tête de la France est loin d’être décrite comme une mauvaise chose. La délinquance et le chômage diminuent, le déficit cesse d’augmenter et le système d’éducation bénéficie des généreux dons des pétromonarchies.

Un avenir possible?

Dans le monde universitaire, on ne se presse pas pour parler du dernier livre de Michel Houellebecq. Sur les quelques professeurs à qui j’ai adressé des courriels, il y en a qu’un qui m’ait répondu. « La nation française n’est pas confessionnelle. La culture politique française non plus. Un Parti musulman serait aussi ridicule qu’un Parti catholique ou un Parti juif. Une mauvaise blague dans les trois cas », m’explique Samir Saul, professeur d’histoire des relations internationales à l’Université de Montréal.

Pour le professeur spécialiste de la France et du monde arabe, l’écrivain Michel Houellebecq ne fait qu’attiser l’islamophobie. « Ce scénario est totalement fantaisiste. Il n’y a aucune place et aucun espoir pour un parti confessionnel en France. L’UMP et le PS pourraient être balayés, mais ce serait par le Front national qui profiterait du fait que l’UMP et le PS se ressemblent sur tous les dossiers importants. On voit déjà les signes d’un tel développement. »

Difficile d’affirmer le contraire quand on lit dans les journaux français que Marine Le Pen récolterait 30 % des votes au premier tour de l’élection présidentielle en 2017.

Toutefois, on ne peut passer sous silence d’autres nouvelles plus inquiétantes comme celle des deux attentats qui ont coûté la vie à deux personnes, dont un juif, à Copenhague, la fin de semaine dernière. Encore plus inquiétant peut-être est l’appel lancé, après les attentats, par le premier ministre Benyamin Nétanyahou, qui exhortait les juifs européens à venir s’installer en Israël.

L’avenir nous dira si Houellebecq avait juste, mais pour l’instant, il est trop tôt pour en tirer des conclusions.

Jeffrey Déragon

Passionné par l’être humain et par son histoire, Jeffrey termine son baccalauréat en journalisme à l’UQAM. Quand il n’est pas dans les livres ou au cinéma, c’est à moto ou sur ses deux pattes qu’il parcourt les routes que la vie veut bien placer sur son chemin. Dans ces moments privilégiés, il aime bien partir à la rencontre de l’autre, s’immiscer un instant dans le quotidien des gens, avec son appareil photo pour compagnon.