La distinction et les rebellocrates

J’écris dans un centre d’achats. Je me la joue poète dans un espace aussi dénué de poésie qu’un centre commercial. Je suis un être plein de contradictions.

Devant moi, défile un étudiant chaussé des Doc Martens d’un punk-à-chien tout en arborant un manteau Canada Goose qu’il aurait pu avoir volé à un bourgeois de la upper middle-class. Mais c’était le sien. Tout comme les bottes.

C’est à ce moment que je comprends qu’en termes de contradiction, je suis un amateur.

De la même manière que je suis attablé devant une pile de bouquins savants avec un gros casque d’écoute de hip-hop bien calé sur le crâne, les passants font ce qu’ils peuvent pour se démarquer… mais pas trop.

Les complexes interactions et les petits gestes quotidiens de mise en scène au cours desquels nous tentons de nous distinguer de la masse humaine tout en évitant d’être trop marginaux – phénomène que Goffman nommait joliment la « présentation de soi » en 1956 – sont certes exacerbés en ces jours instagrammables.

Et l’homo catholicus ne semble pas échapper au paradoxe de la distinction dans la conformité. Ou, si vous préférez, de l’orthodoxie dans l’anticonformisme1.

Les néoconformistes

Curieusement, deux revues québécoises parmi les plus respectables s’interrogent cet hiver sur le thème du conformisme2. Signe des temps? Hasard? Convergence des luttes anti-anti-conservatisme? Je ne saurais dire.

Dans L’Inconvénient, Patrick Moreau signe un essai lumineux :

« Bien sûr, la modernité a partiellement libéré l’individu de l’espèce de tutelle que faisaient peser sur lui des rapports sociaux de proximité (…); mais ce qui a été perdu en matière d’influence directe exercée sur l’individu par ses parents, ses voisins, ses compagnons de travail et tous les membres des communautés dans lesquelles il était sa vie durant inséré, a été regagné, et très largement, par le maillage beaucoup plus étroit et omniprésent qui enserre aujourd’hui son existence.

« L’école obligatoire, le salariat généralisé, les contrôles administratifs, les médias de masse, depuis peu l’Internet et les réseaux dits sociaux génèrent à n’en pas douter davantage de contrôle sur nos vies que n’étaient en mesure de le faire jadis, dans n’importe quelle paroisse, monsieur le curé ou monsieur le maire. »

Les individus modernes, déracinés et apparemment libérés des vieux carcans, se retrouvent particulièrement fragilisés, donc malléables.

De telle sorte que les individus modernes, déracinés et apparemment libérés des vieux carcans, se retrouvent particulièrement fragilisés, donc malléables. Malléables, donc pas si libres, à moins que la liberté consiste à choisir la couleur de son prochain char autant que le sexe de son prochain enfant.

Bref, on n’a qu’à ouvrir la TiVi pour apercevoir les nouveaux curés monter en chaire et donner des leçons de bien-pensance à qui mieux mieux.

Une belle grande famille

Le Verbe publie cette semaine un billet qui, au premier abord, semblera déroger de la ligne éditoriale que nous nous efforçons de suivre depuis quelques années : annoncer davantage que dénoncer.

Nous maintenons cette ligne.

Nous pensons que l’essentiel de nos énergies doit être déployé à proposer une réflexion positive, à mettre en lumière des témoignages de foi éclairants pour notre époque et à trouver ce qui, dans notre culture, embrasse déjà ou pourrait être embrassé par la foi catholique.

Mais un nombre désolant de prises de position publiques par des tribuns à l’anticonformisme autoproclamé – pourtant parfaitement alignés sur ce qu’il y a de plus tristement conforme dans l’air du temps – circule depuis un bout dans le (très) petit milieu catholique québécois.

Il y a des moments pour se taire et pour laisser passer. Il y en a d’autres où, au lieu de hurler « Joual-vert! Ça suffit! » dans les corridors du bureau, on prend la plume. C’est pourquoi avons-nous jugé qu’une réponse était nécessaire.

Le texte d’Alex La Salle n’est pas parfait, il n’est pas spécialement tendre non plus. Or si, comme l’écrit Moreau, « cet individu moderne qui se croit libre est surtout nu », ce billet de La Salle a au moins le mérite de souligner ce que le Sac de chips de votre Journal préféré qualifierait de fashion faux-pas des rebellocrates3.

Devrait-on censurer ce texte? Brider son fougueux auteur au nom de la charité chrétienne?

On a la très belle habitude, dans l’Église, de ne vouloir faire de peine à personne.

(C’est une bonne habitude qu’il ne faudrait pas perdre. D’ailleurs, dans mon petit cœur sensible, quand je vois des frères et sœurs en Jésus propager des marées d’inepties sur la Toile sans le moindre effort de discernement, ça me fait de la peine. De la grosse peine.)

On a aussi l’habitude de se gargariser avec l’idée que l’Église est une famille. Si c’est le cas, assumons que, parfois ou souvent, selon les tempéraments, ça puisse brasser, que le ton monte et qu’on s’engueule un peu.

Ce billet annonce – et c’est en ce sens qu’il est conforme à notre ligne éditoriale – quelque chose de vraiment révolutionnaire en 2019, une véritable bonne nouvelle pour notre monde sans queue ni tête : l’organisation hiérarchique de l’Église est une grâce et non une tare.

L’Évangile selon Barrabas

« Si mon royaume était de ce monde, j’aurais eu une armée pour que je ne sois pas livré. »

Sous le prétexte que Jésus a sermonné les pharisiens, a renversé les tables des changeurs au temple et qu’il a confondu bien des docteurs de la loi, nombre de chrétiens n’hésitent pas aujourd’hui à mettre leur foi en un Christ dont l’avènement de la royauté dépendrait de la vigueur révolutionnaire de ses disciples.

Dans l’Église, on retrouve quantité de croyants laçant des bottes de squeegee pour se rebeller contre la vilaine doctrine.

Dans l’Église, on retrouve quantité de croyants laçant des bottes de squeegee pour se rebeller contre la vilaine doctrine. À l’image du jeune homme qui passait devant moi, ces mêmes Barrabas sont aussi prompts à enfiler la grosse doudoune en plume d’oie de l’esprit du monde.

Au Verbe, on a toujours assumé que la position inverse était plus conforme à notre appel de baptisés : chausser les vieilles pompes traditionnelles de l’enseignement de l’Église, tout en se couvrant les épaules d’une froc de renégats du siècle.

Certains diront que ça revient au même. Question de gouts.

Justement.


Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.